“Story of my country”, par Andrew Ridker

Par et

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Olivier Deparis

Les États-Unis souffrent d’un problème narratif : toutes les histoires que se raconte notre pays ont été clairement démenties par les faits. Nous nous percevons en grands praticiens – et exportateurs – mondiaux de la démocratie, or, selon une étude récente réalisée par deux chercheurs des universités de Princeton et de Northwestern, notre citoyen moyen exercerait sur la politique publique une influence “statistiquement non significative”. Nous aimons à croire que chaque nouvelle génération jouira de meilleures conditions de vie que celle qui l’a précédée, or, depuis quarante ans, les salaires stagnent, et, en moyenne, il est vraisemblable que les membres de ma génération gagneront beaucoup moins que leurs parents. Nous nous répétons qu’en Amérique n’importe qui peut “réussir”, qu’il suffit de s’en donner la peine, tout en fermant les yeux sur l’extrême consolidation des privilèges et de l’inégalité des chances qui s’est opérée ces dernières décennies (à commencer par le durcissement des conditions d’entrée sur le territoire). Ces histoires ont-elles été vraies un jour, ne serait-ce que pour une certaine catégorie d’individus ? On peut en discuter, mais il est désormais clair pour la grande majorité des Américains ordinaires que leur pays a déçu les espoirs et les attentes qu’elles avaient fait naître en eux. Et s’il y a deux choses auxquelles sont enclins les Américains, c’est l’espoir et l’attente.

En tant qu’écrivain, je m’intéresse aux histoires que les gens – et les pays – se racontent sur eux-mêmes, et à la manière dont ils réagissent quand elles ne se terminent pas comme ils l’escomptaient.

J’ai commencé à écrire mon roman, Les Altruistes, en 2015, moins d’un an après avoir terminé mes études. Le marché de l’emploi s’était un peu relevé de la crise financière de 2008, mais les places restaient chères. Bien que je ne sois pas sociologue, durant les mois qui ont suivi l’obtention de mon diplôme, il m’a semblé observer chez mes amis deux grandes tendances d’orientation : les uns partaient gagner des salaires faramineux dans la finance en tant que banquiers ou consultants, quand les autres se mettaient au service d’associations caritatives comme Teach for America ou City Year (associations venant en aide aux élèves des écoles publiques situées dans des zones urbaines défavorisées), acceptant par civisme d’être très peu payés. Si mes amis financiers rougissaient de gagner autant d’argent à une époque d’inégalité historique – le mouvement Occupy Wall Street avait débuté quand nous étions en deuxième année –, mes amis de Teach for America se sentaient eux aussi coupables : ils étaient mal formés, les écoles où ils enseignaient manquaient de moyens, et au fond d’eux ils redoutaient que leur inexpérience ne les conduise à faire plus de mal que de bien. Argent et prestige d’un côté, bienfaisance de l’autre, à chaque camp son attrait et ses problèmes distincts : je tenais le point de départ de mon roman.

Les deux premiers personnages auxquels j’ai donné vie étaient des créatures de ce nouveau monde étrange. Maggie veut aider les autres, mais les principes éthiques écrasants qu’elle s’impose et impose à autrui l’empêchent de s’intégrer dans toute association ou communauté dépassant sa propre personne. Ethan, son frère aîné, a amassé un capital important grâce à son travail de consultant financier, capital qu’il s’empresse de dilapider pour acquérir des biens de consommation qui ne font que l’isoler du monde extérieur. Tous deux sont désenchantés, Maggie par les compromis que le “monde réel” exige d’elle, Ethan par le vide spirituel que sa réussite professionnelle et financière n’a pu combler. Tout cela s’ajoutant à la mort de leur mère, qui a fracturé leur famille. La vie, pour ces personnages, ne s’est pas déroulée comme prévu.

Enfant du baby-boom, Arthur, leur père, se croyait promis à la stabilité professionnelle, à la sécurité financière et à une maison en banlieue avec une belle clôture blanche, mais la mort de sa femme, et l’enlisement de sa propre carrière, ont contrecarré ses plans. Il élabore donc un stratagème pour se réconcilier avec ses enfants, dans l’espoir qu’ils lui céderont leur part de l’argent légué par sa défunte épouse – qu’Ethan a dépensée et à laquelle Maggie refuse de toucher.

J’entendais ainsi inverser le schéma non seulement du roman d’héritage classique de l’Angleterre victorienne mais du rêve américain lui-même, en faisant circuler l’argent dans le “mauvais sens”, des descendants vers les ascendants. Cet angle insolite m’a permis d’explorer les thèmes nationaux beaucoup plus communs qui me préoccupaient alors et continuent de me préoccuper aujourd’hui : l’insécurité financière, l’incompréhension intergénérationnelle et, également, la désillusion qui s’installe quand les histoires qu’un pays et ses habitants se racontent sur eux-mêmes finissent par tourner court. »

J’ai écrit le texte ci-dessus quelques semaines seulement avant que le coronavirus ne mette de nombreux pays – et leur économie – à l’arrêt. Je constate sans plaisir qu’il m’a donné raison, même si j’étais loin d’imaginer la réponse déplorable qu’apporteraient les États-Unis à la crise, et dont nous pouvons remercier notre président. La précarité, qui définit déjà la vie de tant d’Américains, s’est propagée avec le virus. Beaucoup d’entre nous perdront, au mieux, leur travail. Je suis né en 1991, et même sans compter la récession économique de 1990 qui s’est poursuivie cette année-là, j’ai connu trois récessions importantes, en 2001, 2008 et 2020. Je me considère comme un romancier comique – j’aime faire rire –, mais à l’heure où j’écris ces lignes, plus de six millions d’Américains se sont inscrits au chômage tandis que Trump continue de minimiser la gravité de la pandémie. En ce moment, c’est nous qui faisons les frais de la plaisanterie.

The United States has a narrative problem. All the stories that the nation tells itself have been proven demonstrably false. We think of ourselves as the world’s great practitioner—and exporter—of democracy, but according to a recent Princeton study, the average citizen possesses a ‘statistically non-significant’ amount of influence on public policy. We like to believe that each subsequent generation will enjoy a higher standard of living than the one that came before it, but wages have stagnated over the past four decades, and on the whole, members of my generation are positioned to earn far less than their parents. We tell ourselves that anyone can ‘make it’ in America, if only they work hard enough, while ignoring the extreme consolidation of privilege and opportunity that has taken place over the past few decades (and the restrictions on entering the country in the first place). It’s up for debate whether or not these stories were once true, or true for a certain group of people. But it is now clear to everyday Americans across the spectrum that the country has failed to deliver on the hopes and expectations that these stories planted in us. And if Americans are particularly susceptible to anything, it’s hope and expectation.

As a writer, I am interested in the stories that people—and nations—tell about themselves, and how they cope when those stories don’t end the way they expected. 

I started writing my novel, The Altruists, in 2015, less than a year after graduating college. The job market had recovered somewhat since the financial crisis in 2008, but job opportunities were still limited. I’m not sociologist, but it seemed to me that in the months after graduation, my friends tended to head off in either one of two directions. Some went on to earn huge salaries working in the financial industry as bankers and consultants. Others took a very different route, signing up for civic-minded nonprofit programs like Teach for America and City Year, making very little money in an attempt to give back to society. My finance friends felt guilty about their salaries in a time of historic inequality—Occupy Wall Street had taken place in our sophomore year—but my friends in Teach for America felt guilty, too: they hadn’t received adequate training, the schools were underfunded, and deep down they worried that with their lack of expertise and training, they were actually causing more harm than good. The allure of money and status, and the allure of doing good, and the problems inherent in both, provided the jumping-off point for the novel.

The first two characters I wrote were creatures of this strange new world. Maggie wants to help others, but the punishingly high ethical principles to which she holds herself and others prevent her from joining any kind of broader organization or community. Her older brother, Ethan, has accumulated a great deal of capital from his job as a financial consultant and promptly spends it all on consumer goods that only serve to isolate him from the broader world. Maggie is disenchanted with the compromises that the ‘real world’ demands of her; Ethan is disenchanted by the spiritual void that professional and financial success has failed to fill. On top of this, their mother’s death has fractured their family. Life, for these characters, has not gone according to plan.

Their father, Arthur, a child of the Baby Boom, had been raised to expect professional stability, financial security, and a white picket fence in the suburbs. But his wife’s death, and his waning career, have undercut his plan. So he hatches a scheme to reconcile with his children, hoping they will give their share of his late wife’s inheritance—which Ethan has spent and Maggie won’t touch—back to him.

This was an inversion not only of the inheritance plot common to novels in Victorian England but of the American Dream itself, the money flowing ‘the wrong way,’ up the chain of family lineage instead of town. This unlikely reversal allowed me to explore the much more common national themes that were on my mind at that time, and still are: financial insecurity, generational misunderstanding, and, finally, the disillusionment that sets in when the stories we and our nations tell about themselves fall apart at the end.”

I wrote the above text just weeks before the coronavirus ground many nations—and their economies—to a halt. It brings me no pleasure to report that the virus has proven me right, though I could not have anticipated just how poorly the country would respond to the crisis, for which we have our President to thank. Precarity, which already defines life for so many Americans, has spread along with the virus. Many of us will lose our jobs, if we’re lucky. I was born in 1991, and even discounting the economic recession that continued from 1990 into that year, I have lived through three significant recessions, in 2001, 2008, and 2020. I see myself as a comic novelist—I like to make people laugh—but at the time of this writing, more than six million people have filed for unemployment in the United States while Trump continues to downplay the pandemic. Right now, the joke is on us.