“Huis clos”, par Franck Bouysse

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« La fonction vitale culmine dans l’action de penser. » Aristote. 

Ça commence par des ombres surgies de la mémoire. Ça porte. Ça guide, Ça enfle, Ça gronde, Ça se tait, Ça fait naître les personnages d’une famille éphémère. Ça ne prévient pas. Ça s’invite. Ça s’impose. Ça veut se raconter, jusque dans les silences. Ça glace autant que Ça réchauffe. C’est impitoyable. Ça aime autant que Ça hait. Ça attire autant que Ça repousse. Ça chamboule. Ça se cogne au présent, Ça s’en imprègne, Ça se nourrit de sensations, Ça fabrique des souvenirs. Ça déniche le réel sous les pierres du passé. Ça vient de l’intérieur et Ça ne demande qu’à sortir. Ça cherche sa vérité. Ça prend corps dans les mots, et Ça finit par venir au monde. Ça se projette. Ça veut le calme et la tempête. Ça veut soulever le monde. Ça veut occuper l’espace. Ça veut plus. Ça veut tout. Ça veut y croire à tout prix. Ça veut transcender l’humain. Ça veut réconcilier le corps avec l’esprit. Ça veut unir. Ça veut posséder. Ça veut créer. Ça veut l’éternité. Ça veut rendre l’âme. 

Ecrire, c’est Ça. Laisser venir à soi ce dont on ne sait encore rien, laisser la place, s’effacer, suivre les ombres qui conduisent à la chair, celle des personnages, celle de leur histoire. Se libérer de l’action, fruit d’une volonté bien souvent calibrée. Se libérer du temps, échapper à sa course. Gommer les contours de l’homme mortel, grand absent du roman, ne garder que l’auteur, corps du roi, qui créé son réel. L’esprit acorpsdé, offert à l’universel. 

A l’instar de Darrell Standing ( Le Vagabond des étoiles de Jack London), condamné à la prison pour meurtre, l’écrivain s’évade par la pensée en faisant apparaître des images mentales, qui s’incarnent en une suite de mots singulièrement juxtaposés, comme autant de points d’appui à la surface de la page, sur lesquels il saute pour s’échapper vers un ailleurs, un inconnu qui se révèle. Une liberté que nul ne peut lui voler dans son ivresse, sa tentative d’ajouter une dimension esthétique à sa folie, la forme la plus absolue de pensée triomphant sur la matière. 

« L’esprit tire de lui plus que ce qu’il n’a » (H. Bergson). Seul l’esprit coupé de ses amarres mène à une vérité en train de s’écrire. Il est mouvement, un navire au milieu de l’océan, et les histoires naissent à fond de cale. L’esprit, c’est l’être immatériel en devenir, il n’a pas de maison, il n’est jamais chez lui, toujours au-delà. Il est le principe vital de toute création et demeure inviolé. 

Les mots surgissent de la nuit, d’une nuit singulière, où l’esprit fabrique sa propre mythologie en un huis clos qui s’ouvre sur un espace en construction. Ce que l’on nomme imagination n’est qu’une mystérieuse recomposition du passé orchestrée par la mémoire, un matériau constitué de ce qu’il a vécu, vu, entendu, senti, touché, emprunté, interprété, tout ce qui lui permet de devenir reine de Sabah, clochard, Pharaon, paysan, cheval, brin d’herbe, monstre, vent, boue, saint, oiseau, soleil, bourgeon, rocher, ou goutte de pluie. 

L’impossible graal de l’artiste réside peut-être dans la quête de l’œuvre en tant qu’objet fini, clôt par sa pensée, dans l’illusion brève qu’il peut tout mettre à l’intérieur d’un livre, d’une toile, d’une sculpture, d’un morceau de musique. Puis il réalise que le point final, le dernier coup de pinceau, de burin, la dernière note, en révèle tout l’inachèvement. Finir, c’est accepter de ne pas achever, repartir et grandir un peu à chaque tentative.

Alors, Ça  recommence. Ça commence.