« Surprise, imprévisible, incertitude, soupçon ? Les choix multiples des récits d’enquête », par Frédérique Toudoire-Surlapierre

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« À partir de l’incertitude, avancer tout de même » La Semaison, Philippe Jaccottet

Le moins que l’on puisse dire est que le Covid-19 n’a rien du fait divers. Parce qu’il n’est pas le fait d’un individu, mais qu’il engage des populations tout entières. Parce qu’il est le fait des politiques (notre sort dépend des décisions de la polis). Parce qu’il n’est pas indépendant mais qu’il fait intervenir au contraire un grand nombre d’agents, de tous pays, de toutes conditions, il nous engage tous qu’on le veuille ou non. Le covid-19 nous a fait entrer (de force) dans une période d’incertitude, à laquelle il faut ajouter également d’autres données (qui ne se confondent pas avec l’incertitude mais qui la renforcent) : l’angoisse, la solitude, le changement d’habitudes et de rythmes de vie… autant d’éléments auxquels on a donné le nom de confinement. Dès lors, quel lien peut-on effectuer entre le fait divers et la période que nous vivons actuellement ? Qu’est-ce que la lecture de ces récits peut nous apprendre ? En quoi peut-elle nous être utile (hormis comme expérience de lectures, ce qui est fort précieux actuellement) ? La réponse pourrait bien se situer dans l’articulation de deux termes (qui font écho actuellement) : l’incertitude et l’enquête (ou plus exactement le récit d’enquête). L’incertitude est le fondement même des récits d’enquête (ce qui est acquis dès lors qu’il s’agit de faits divers qui n’ont pas trouvé de résolutions). C’est cette incertitude qui attire le lecteur et c’est elle qui rend ambivalent le pacte de lecture : alors que le lecteur s’imagine être en sécurité, alors qu’il s’imagine même qu’il obtiendra des réponses à ses questions, l’auteur-enquêteur s’évertue à ruiner les certitudes de ses lecteurs, en brouillant les lignes de démarcation du vrai et du faux, du juste et de l’injuste, le poussant dans ses retranchements, le plaçant dans une situation pour le moins inconfortable. Le lecteur de faits divers croyait qu’il allait (enfin) savoir, il se trouve reconduit à son ignorance, ou plus exactement encore à une incertitude qui va résonner d’autant plus qu’elle trouve un écho avec la situation actuelle. La théorie que le psychosociologue américain Leon Festinger développe autour de la « dissonance cognitive dans un ouvrage intitulé When prophecy Fails en 1956 (ouvrage traduit en français sous le titre L’échec d’une prophétie en 1993) peut nous aider à y voir plus clair, son présupposé est le suivant : nous nous évertuons à rester cohérent avec nous-même. L’incohérence suscite un inconfort psychologique que chaque individu va tenter de réduire à sa façon. Pour cela, trois possibilités s’offrent à nous : la « trivialisation » de la dissonance (amenuiser l’importance de la dissonance), la « réconciliation » (ajouter un nouveau facteur qui permet de réconcilier deux facteurs dissonants), ou encore l’« évitement » (se soustraire par anticipation ou se désengager d’une situation de dissonance). On peut aller au-devant de la surprise, accepter l’imprévisible, on peut chercher se convaincre soi-même), on peut rester dans le doute, changer d’avis, revenir sur sa décision, faire porter ses soupçons sur les autres… La dissonance cognitive trouve dans la situation actuelle des échos pour le moins inattendus, elle a pris la forme globale de la pandémie et se traduit par un confinement généralisé, autant de mesures radicales qui disent l’impact de cette incertitude et qui sont autant de façons de gérer (réduire) celle-ci, ou tout au moins de la supporter le moins mal possible. 

Qu’en est-il dès lors de cette incertitude dans les récits d’enquête ? Ou plutôt comment fonctionnelle-t-elle et que peut-elle nous apprendre ? À quoi sert-elle littérairement et comment les lecteurs la reçoivent-ils ? Les récits d’enquête sont des récits fondés sur un fait divers qui a provoqué une enquête de la part de l’écrivain et dont l’incertitude, le doute ou le soupçon ont constitué l’un des moteurs narratifs (citons quelques titres : De sang-froid de Truman Capote, Notes sur l’affaire Dominici de Jean Giono, La Serpe de Philippe Jaenada, ou encore Mercy Mary Patty de Lola Lafon, L’adversaired’Emmanuel Carrère, ou encore Laetitia ou la fin des hommes d’Ivan Jablonka qui sont des récits d’enquête à partir de faits divers qui, pour des raisons différentes, se sont révélés imprévisibles et dérangeants). Contrairement à ce qu’on pourrait penser, il ne s’agissait pas pour les écrivains de relancer l’enquête (encore moins de la rejuger) mais d’abord de bousculer nos convictions, de nous confronter à un inattendu qui nous bouscule, de remettre en cause nos certitudes (là où précisément nous pensions être à l’abri), d’introduire du soupçon, du doute, de susciter cet « inconfort psychologique » dont parle Leon Festinger (inconfort moral et social mais également personnel et même éthique), exactement le contraire de ce qui motive le lecteur de récits de faits divers (il attend de l’éclaircissement, voire des réponses). Ces récits sont potentiellement dangereux, précisément parce qu’ils apportent de la complexité, du doute, de l’ambivalence. Ils ne sont pas sans risques pour l’écrivain ni pour le lecteur, parce qu’ils apportent plus de problèmes que de solutions, ils posent plus de questions que de réponses. Cet effet est d’autant plus patent lorsqu’il s’agit d’une affaire criminelle, comme si la criminalité de l’affaire se reversait sur l’écrivain et, dans une certaine mesure, sur le lecteur. L’argument peut paraître romanesque, il n’en est pas moins évoqué par les écrivains eux-mêmes, à commencer par Truman Capote ou Emmanuel Carrère. 

Que nous apprend la lecture de ces récits d’enquête sur notre rapport à l’imprévisible, à la surprise, à l’inattendu ? En nous imposante ses incertitudes, l’auteur malmène son lecteur, il le conduit dans des zones d’inconfort mental et psychologique. Le récit d’enquête n’est jamais anodin, car il est une mise à l’épreuve de notre capacité à tolérer l’incertitude et à supporter l’inconfort que l’on n’a pas voulu. Cet inconfort mental (se trouver dans une position intellectuellement ou affectivement insupportable par rapport à ses valeurs et son modèle de pensée ou de croyance) ne reste pas tel quel, mais a tendance à se reverser dans plusieurs modalités, comme par exemple le besoin d’acquérir d’autres certitudes (pour remplacer celles qui viennent de voler en éclair), ce qui présuppose de faire confiance, d’adhérer aux opinions d’un autre individu ou autre système (faisant autorité ou possédant une légitimité). L’incertitude est ambivalente, elle est valorisée littérairement alors qu’elle est coûteuse intellectuellement (car elle nécessite que l’on accepte de remettre en cause nos croyances, nos savoirs, nos acquis. L’incertitude est par nature instable, elle est expansive (elle se répand) et provoque une instabilité chez le sujet. Les réflexions de Bachelard sur le doute (qui est l’autre nom de l’incertitude) dans La formation de l’esprit scientifique, nous semblent utiles ici. Gaston Bachelard distingue en effet le « doute particulier » et « le doute général ». Le doute général consiste à douter une bonne fois pour toutes, à douter de tout (ce qui permet d’avoir au moins une certitude : celle de douter), alors que le doute particulier et singulier est épuisant car il nécessite une interrogation (remise en cause) permanente, au cas par cas. Il y a plusieurs catégories de doute : le doute est plus facile à accepter lorsqu’il émane de l’extérieur : on préfère contester ce que disent les autres (doute général) que remettre en cause ses propres paroles ou convictions (doute particulier). Il est plus facile de douter de l’objet que de se remettre en cause comme sujet. Le doute est un luxe cognitif en quelque sorte, c’est un privilège de pensée (il n’est pas accessible à tous et il est exigeant). Ne tombons pas dans l’excès inverse : douter ne signifie pas pour autant qu’il faille éradiquer toute certitude de nos modes de pensée, ce serait systématique et donc contraire au principe même du doute. Le doute est un état permanent et réversible qui suscite une instabilité qu’il est tentant de remplacer par des certitudes. Pour s’opposer au doute (parfois perçu comme intolérable), on peut choisir d’avoir une opinion tranchée. C’est une protection (se protéger de toute remise en cause, de toute émotion), lorsqu’on a peur d’être débordé par ses émotions, d’être débordé (contredit) par l’inconnu, d’être débordé par la situation à laquelle on est confronté et pour laquelle on n’a pas été préparé. Notre capacité à tolérer l’incertitude dépend de notre capacité à tolérer ces débordements que l’on n’a ni souhaités ni même anticipés mais qui s’imposent pourtant sans échappatoire possible : « Les têtes s’égaraient, les anciens ne reconnaissaient plus les voies, dont l’écheveau s’était comme embrouillé devant eux. À chaque bifurcation, une incertitude les arrêtait court, et il fallait se décider pourtant » (Germinal). Que décider dès lors ? Peut-on considérer, à l’instar de Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne, que le remède « contre l’imprévisibilité, contre la chaotique incertitude de l’avenir » se trouve « dans la faculté de faire et de tenir des promesses » ? Dans cette période de doute et d’incertitude, comment en être si sûr ?