“Maytime”, par Kevin Barry

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Traduit de l’anglais (Irlande) par Carine Chichereau

Le printemps se montre lent, froid, paranoïaque, pourtant sur les flancs des collines de Curlew, dans le comté de Sligo, les aubépines sont en fleurs aujourd’hui, et les hirondelles fusent et virent au-dessus de l’étendue grise et immobile du Lough Arrow. Le coucou est de retour dans le champ, de l’autre côté de la route. Une rumeur de soleil apparaît au-delà des nuages bas, peut-être un peu plus tard en ce samedi après-midi gagnera-t-elle le reste du ciel. On a beaucoup écrit dans notre folklore au sujet des fleurs d’aubépine. On considère que ça porte malheur de les faire entrer dans les maisons, mais quand on les voit comme ça, ce drapé extravagant qui s’étend sur les coteaux leur donne un air bienveillant, comme un enchantement. Il semble avoir sur la campagne l’effet d’un sortilège, et l’éclat blanc fantomatique qui se répand à travers les haies nous annonce plus que tout autre signe que la magie ancienne de l’été va bientôt se manifester.

C’est la première semaine où je n’ai pas besoin d’allumer un feu dans ma cellule. Je vis dans un ancien commissariat de police, et mon bureau était autrefois une cellule, sur l’arrière-cour. Depuis le début du confinement, je n’ai pas le droit de m’éloigner de plus de deux kilomètres de chez moi, et jamais je ne me suis senti autant en harmonie avec les lieux. Cette partie du monde est belle, tranquille, parfois mélancolique – collines basses, lacs solennels, cieux toujours changeants – et nos humeurs sont aussi capricieuses que le temps qui nous vient de l’Atlantique. 

Les changements quotidiens qui se produisent à travers la campagne paraissent minuscules, mais au fil de la semaine, c’est une véritable transformation : le printemps bascule vers l’été, jusqu’à ce qu’indéniablement il soit l’été. Dans le lointain, l’autoroute fait souvent office de couloir de silence ne menant nulle part. On entend les oiseaux chanter, les insectes bruisser, sans oublier le grondement sourd d’un tracteur dans une ferme, et parfois, tard dans la nuit, le jappement érotique et sauvage d’une renarde en chaleur. Mais la plupart du temps, c’est si calme ici, à présent, et quand le monde devient aussi tranquille, ce que vous entendez vraiment, alors, c’est vous-même.

Ce qui peut être déconcertant. Quand vous remisez l’armure habituelle de votre travail et de vos ambitions, vos routines et hâtes quotidiennes, il ne vous reste qu’un matériau cru : vous vous voyez nu, alors vous essayez de comprendre comment vous êtes devenu la personne que vous êtes. Tout ce que nous tenions pour certain a été balayé, et si vite, et il paraît naturel maintenant de nous examiner sous cette lumière nouvelle, crue et révélatrice.

En m’y prêtant moi-même, je suis frappé par un étrange sentiment de nostalgie. Je reviens trente ans en arrière, quand j’avais vingt, trente ans, quand la version adulte de moi-même était encore embryonnaire. Je vois bien que les traits qui allaient dicter les tons et les notes des années à venir étaient déjà là. J’avais beau être alors agité, ne sachant que faire de mes ambitions démesurées, j’étais d’une obstination utile, doué d’une volonté inflexible : je savais que je travaillerais autant qu’il le faudrait, et c’est cela, ainsi que la nécessaire mesure de talent naturel, qui m’a permis au bout du compte de devenir écrivain. Je constate aussi, en y réfléchissant, qu’il n’y a rien de mystérieux dans le style d’un écrivain : il s’agit de sa personnalité projetée directement sur la page, et à l’âge de vingt ans, il n’y a déjà plus grand chose à y faire. Voilà pourquoi la fiction ne peut pas mentir : tout est là, sur la page. Écrire de la fiction vous donne aussi l’étrange illusion que vous pouvez prévoir les choses : c’est presque comme si votre œuvre future attendait là, comme si elle existait déjà dans l’avenir. Il vous reste juste à déterrer les histoires tandis que vous cheminez à travers la vie.

Mais en cette saison, je me laisse distraire de mon travail par les choses les plus infimes, une araignée qui tisse patiemment sa toile sur le toit de ma cellule, la rumeur que la brise emporte par-dessus les champs de roseaux qui mènent jusqu’au lac. Un écrivain travaille à partir de son inconscient – la fiction naît au même endroit que les rêves –, mais il est clair que l’inconscient est infesté par le virus. Nous faisons tous des rêves si vifs et si étranges. Il n’y a rien d’étonnant à ce que le travail s’opère si lentement, avec tant de difficultés. 

Les écrivains, par nature, sont persévérants. L’œuvre se conçoit rarement dans la facilité, et la plupart des écrivains se montrent à juste titre suspicieux quand c’est le cas. Nous écrivons non pas parce que c’est amusant, mais parce que nous en éprouvons le besoin. Nous écrivons pour devenir des êtres complets, et l’écriture est avant tout une forme d’écoute ; c’est un moyen d’entendre les bruits des royaumes futurs au moment même où ils se forment. Ainsi pouvons-nous peut-être aller jusqu’à prétendre que nous voyons l’avenir. Et il est une chose que nous pouvons affirmer avec certitude :

Tout ceci trouvera sa fin. 

The springtime has been slow and paranoid and cold but on the flanks of the Curlew hills in County Sligo now the whitethorn trees are coming into blossom and the swallows are darting and turning above the grey stillness of Lough Arrow. The cuckoo is back in the field across the road. There is a rumour of sunlight just beyond the low cloudbank and maybe later this Saturday afternoon it will break through. Much has been written in our folklore about the whitethorn blossom. It is considered bad luck to bring its flowers into the house but when it is seen like this, draped extravagantly across the sides of the hills, it gives a benevolent feeling, like an occult charm. It seems to work on the countryside a kind of witch’s spell, and the ghostly white gleaming that spills across the hedgerows lets us know more than anything else that summer’s old magic is about to push through again. 

It’s the first week that I haven’t had to light a fire in the holding cell. I live in an old police barracks here, and my work-room was once a cell out in the back yards. In lockdown, I have been confined to within two kilometres of the barracks, and I have never been so attuned to the place before. It’s a quiet, lovely, sometimes melancholy part of the world – low hills, solemn lakes, ever-changing skies – and our moods are as capricious as the weather that comes in from the Atlantic.

 The daily changes to the countryside seem minute but inside a week they are transforming – the springtime tilts at summer until unquestionably it has become it. In the distance, the motorway is as often as not a silent passage to nowhere. We hear the birdsong and even the insect life and the occasional low grumbling of a tractor from one of the farms and maybe, late at night, the mad erotic screeching of a vixen in heat. But mostly it is so quiet here now, and when the world grows as quiet as this what you can really hear is yourself.

       This can be disconcerting. When you strip away the usual armour of your work and your ambition, your routines and your daily hustle, you are left with the raw material – you see yourself in bareness, and you try to figure out how you became the person you are. All that we held certain has been swept aside, and so swiftly, and it feels like a natural thing now to examine ourselves in this new, harsh and revealing light. 

As I do so myself, I have been struck by an odd sense of nostalgia. I keep thinking back thirty years, to when I was 20 or so, when the adult version of myself was still in embryo almost. I can see that the traits that would dictate the tones and notes of the ensuing years were already in place. Even if I was very skittish back then, and uncertain what to do with or what to make of my vaulting ambition, I had a useful stubborn streak, a sense of dogged resolve; I knew that I would always put the work in, and it was this, along with the neccessary measure of natural ability, that would allow me to eventually make my way as a writer. I can see also, as I think back, that there is nothing at all mysterious about a writer’s prose style – it is merely the personality projected directly and unerringly onto the page, and by the age of 20, there is already nothing much you can do about your personality. This is the reason you cannot lie in fiction: it all comes out on the page. Writing fiction also gives the strange illusion that you can foresee things – it’s almost as if your future work is out there waiting, as if it is fixed in future time. You just have to unearth the stories as you go along through life.

       But I am distracted from my work this season by the smallest of things, by a spider patiently from the roof of the holding cell spinning its web, by the gossip of breeze across the reed fields that lead down to the lake. A writer makes his work from the subconscious mind – fiction comes from the same place that our dreams come from – but it is clear that the subconscious has been infested by the virus. We have all been having such strange and vivid dreams. It is no wonder, really, that the work is coming so slowly and with difficulty.

        Writers, by our natures, persevere. The work rarely comes easily, and most writers are rightly suspicious of it when it does. We write not because it’s fun but because we have to. We write to make ourselves whole, and writing is above all a form of listening; it is a means of listening to the sounds of future realms even as they form. In this way, we can perhaps even claim to see into the future. And there is one thing now that we can say with certainty –

       All of this will pass.