“Écrire le travail”, par Mary Dorsan

Par

Écrire le travail pour le faire exister. D’abord tout simplement pour ça. Cette première explication peut paraître banale mais on en est là. Il s’agit de faire exister la maladie psychique, ses symptômes, les comportements qu’elle engendre. Ses effets. Il s’agit de faire exister les soins. Alors ils sont décrits. Les soins sont essentiellement d’ordre relationnel. D’affirmer l’existence de l’équipe, de l’ensemble des personnes réunies au service des malades, des patients. De rappeler qu’il est question de symptômes psychiatriques graves, terriblement invalidants et difficiles à soigner. J’écris de la place où je me trouve : actuellement, un hôpital de jour psychiatrique de secteur.

Écrire le travail aussi pour qu’il ne soit pas nié. Pour empêcher que l’effort et l’engagement de chacun soient ignorés ou méprisés, on en est là. Pour affirmer que la présence et l’écoute sont du travail. Que les soins longs sont incontournables. 

Écrire le travail pour faire apparaître en littérature ce qui est gommé sur le terrain, ou gommé du terrain  par le discours gestionnaire, les politiques d’économie budgétaires : souligner que les décisions organisationnelles affectent des êtres humains. Au-delà des logiciels, au-delà des cases à cocher, il y a des hommes et des femmes, patients et professionnels du soin. Tous peuvent souffrir.

Écrire très concrètement le travail, c’est opposer à un discours idéologique l’écriture de la fragilité humaine. Mettre sur le devant des personnes incertaines, tâtonnantes, mais absolument réelles. 

Écrire le travail, c’est surmonter la critique du franchissement ou le dilemme du dévoilement. C’est sortir de l’ombre, décider de montrer, de se montrer, accepter de raconter, de se raconter. Aussi dans notre laideur, notre violence.

Actuellement, à l’hôpital, le devoir de réserve annihile le travail auprès des plus démunis et des plus vulnérables. Nos existences liées. Nous, soignants, sommes les témoins de grandes injustices. Nous sommes confrontés à la plus grande misère humaine. Nous assistons aux conséquences de l’austérité budgétaire, nous vivons leurs conséquences dans notre chair.

Cet hiver, en janvier, un matin, j’ai pris froid dans la pièce qu’on appelle pharmacie du service où je travaille. Le chauffage ne fonctionnait pas. Nous réclamions des réparations depuis l’hiver dernier, celles-ci n’ont pas été réalisées. J’ai sorti le thermomètre du réfrigérateur où sont conservés certains médicaments. A la pharmacie, il faisait 15°C. A l’intérieur de cette pièce on demande aux patients de relever leur manche pour prendre leur tension, de baisser leur pantalon pour que l’on administre une injection. J’ai déplacé le thermomètre de pièce en bureau. Dans le bureau de la cadre : 12°C. À la cuisine, après la mise en chauffe des repas et après la mise en route du lave-vaisselle, le thermomètre affichait 13°C.  

Des rapports officiels prônent le virage ambulatoire mais je travaille en extrahospitalier, en ambulatoire ! Où il n’y a pas de « lits » mais des « places ». Pour les soins, il faudra toujours des espaces, des lieux, des bâtiments, c’est incontournable. Et on ne peut pas faire l’économie de leur entretien ! Nous-mêmes habitons quelque part ! A room of our own que nous aménageons plus ou moins agréablement, en tout cas, que nous chauffons ! 

Chez nous, nous disposons d’eau chaude. Pas les éviers du réfectoire et de la pharmacie de l’HDJ : nous nous lavons les mains à l’eau froide…

Où logent les patients ? Toujours dans mon service, sur une file active de près de 40 patients, trois sont hébergés à l’hôtel dit social, le même hôtel social du quartier où est situé l’HDJ. Ça coute un pognon de dingue : l’État verse des aides… que récupère le propriétaire de cet hôtel…

Parlons concret.

J’écris le soir après le travail, le matin avant le travail, le week-end, pendant les vacances. Pas parce que je ne suis pas fatiguée – je le suis. Mais parce que je dois le faire pour tenir. Continuer, persévérer, recommencer impliquent l’écriture. Je refuse de devenir une personne aigrie. Ou résignée. Car la vie des plus fragiles dépend de la lutte de ceux qui ont la force de lutter. Les soignants qui se sont engagés dans une grève de la faim en 2018 à l’hôpital psychiatrique du Rouvray ont mis leur santé en danger pour défendre celle de leurs patients. 

Dans mon service, les fenêtres tiennent avec du scotch.

Croyez-vous que nous disposions de suffisamment de masques chirurgicaux ou FFP2 afin de faire face au coronavirus ?

Cette vie, il s’agit de la chroniquer, de la narrer, d’en faire le récit, c’est mon devoir d’en témoigner.